Comment le grime est devenu un fondement de la musique anglaise

C’est un moment majeur de l’histoire de la musique anglaise : un soir d’été 2003, sur un rooftop du quartier Est londonien de Stratford, la radio pirate Déjà Vu FM invite une quinzaine de MCs à se produire ensemble pendant près d’une heure....

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C’est un moment majeur de l’histoire de la musique anglaise : un soir d’été 2003, sur un rooftop du quartier Est londonien de Stratford, la radio pirate Déjà Vu FM invite une quinzaine de MCs à se produire ensemble pendant près d’une heure. Ils forment les crews Roll Deep, N.A.S.T.Y ou encore East Connection, et sont la crème du grime. À l’époque, Dizzee Rascal (membre du Roll Deep) vient de sortir son premier album solo, Boy In Da Corner, faisant exploser à la face de l’Angleterre ce nouveau genre, raw, effréné. En fait, cette session, c’est un peu une célébration.

Mais toute la scène n’est pas à la fête. Une autre radio pirate mythique de la capitale anglaise, Rinse FM, tire la tronche. Car si une station a bien permis au grime de se structurer, de trouver en son sein une terre d’accueil et un propulseur d’ondes, c’est bien elle. Mais des problèmes internes et structurels l’ont mise en stand-by. À son retour, elle mise sur la dubstep émergente, et boude les MCs grime qui se tournent logiquement chez les concurrents de Déjà Vu. Qui va à la chasse…

Basses hurlantes et synthétiseurs bruitistes

Mais revenons trois ans en arrière, en 2000. La scène UK garage - qui a marqué les années 1990 avec son mélange de house et de jungle rythmés de hi-hat syncopés - se fissure et laisse éclore plusieurs sous-genres. Certains de ses acteurs commencent progressivement à rejeter l’aspect le plus commercial de cette scène, et à distiller un son plus brut, plus imprégné de la rue. Le collectif Pay As You Go, dont font partie Flowdan, Wiley ou encore DJ Slimzee, se forme en réaction à un son trop lisse et, selon eux, perdu dans des sonorités trop pop. C’est un débat. Ce qui est certain, c’est que grâce à Rinse FM, qui sent alors la vague monter, le grime balbutiant a un formidable tremplin à son service, et se démarque par ses influences vocales ragga, par son esthétique plus proche de celle du hip-hop, malgré ses grandes singularités.

Le Pay As You Go Cartel sort plusieurs titres qui rencontrent un succès d’estime, notamment Know Me, que certain.es considèrent comme le premier titre grime. Mais peu à peu, l’équipe se scinde en deux. Wiley, Flowdan et d’autres membres forment Roll Deep, et accueillent dès 2002 un autre artiste phare de l’underground, Dizzee Rascal. Signés rapidement chez XL Recordings, ils deviendront LE collectif grime historique. Mais pour l’instant, leur musique calibrée autour des 140 bpm, faite de basses hurlantes, de synthétiseurs bruitistes et de sons style 8-bits, s’appelle plutôt "eskibeat" en référence aux Eskimos et à la froideur que l’imaginaire collectif leur accole. Le terme "grime" ("crasse") s’imposera un peu plus tard, après cette fameuse session sur le rooftop de Stratford, après le carton de Dizzee Rascal avec son premier album, récompensé d’un Mercury Prize, propulsant le bonhomme en tête de la hype.

Des bâtons dans les roues

Alors certes, ils ne sont pas les seuls à former cette vague. Il y a le Heartless Crew, Lethal Bizzle, Crazy Titch, Ms Dynamite (qui connaîtra le succès avec le titre R&B/hip-hop Dy-Na-Mi-Tee en 2002), le Rough Sqwad, D Double E, Kano, et surtout le So Solid Crew, taillé dans la scène UK garage et ayant bifurqué vers des sons plus froids, plus bruts. Plus grime. Et puis, deux facteurs viennent changer définitivement la donne : la création de la chaîne de télévision Channel U en 2003, qui diffuse du grime et invite ses artistes dans ses programmes, et la sortie de l’album Treddin’ On Thin Ice de Wiley en 2004, dont le premier single, Wot Do U Call It ? cherche à briser définitivement tout lien avec la scène UK Garage : "Garage ? I don't care about garage / Listen to this, it don't sound like garage/Who told you that I make garage ? Wiley Kat'z got his own style s'not garage" ("Garage ? Je m'en fous du garage/Écoute ça, ça ne sonne pas comme le garage/Qui t'a dit que je faisais du garage ? Wiley Katz a son propre style et ce n'est pas du garage.") Ça a le mérite d’être clair.

La machine est en route, mais n’est pas du goût des autorités anglaises. Car si le grime est une réponse musicale à l’industrie, il est aussi la voix des quartiers pauvres de Londres, une réplique à leur gentrification. La police mettra bien des bâtons dans les roues des artistes, notamment via le Form 696, un formulaire obligatoire pour organiser un concert et qui, durant ses premières années de mise en place, forçait à indiquer le "public cible", la musique jouée, et même le "groupe ethnique présent" à l’événement. Il ne sera abandonné qu’en 2017.

"I’m so London, I’m so South"

La suite est une ascension non sans embûches vers le top des charts. De Londres, le grime gagne Birmingham, puis presque toute l’Angleterre. Mais ça n’est qu’en 2008 que le single Wearing My Rolex de Wiley atteint la deuxième place des ventes en Angleterre. Il sera dépassé un an plus tard par Dizzee Rascal et son Dance Wiv Me, qui pointera à la première place. Mais les artistes qui parviennent à devenir mainstream se comptent sur les doigts de la main. Une grande partie de la scène demeure underground. Ceux qui s’en sortent, à l’image de Tinchy Stryder, s’en inspirent fortement sans incarner totalement cette musique dans leurs singles. Cependant, en 2014, tout change.

La MC Meridian Dan sort le titre German Whip, tandis qu’un autre artiste, déjà identifié depuis longtemps au sein de la scène, livre un carton intitulé That’s Not Me. Il a 31 ans, est originaire du quartier londonien de Tottenham, et s’appelle Skepta. Son album Konnichiwa, qui paraît deux ans plus tard, est un raz-de-marée, tant en Angleterre qu’à l’international, poussant les artistes de tous horizons à collaborer avec lui. Il sera suivi par un autre rappeur de dix ans son cadet, Stormzy, évoluant dans de nombreux registres, et qui scande sur son titre Shut Up : "I’m so London, I’m so South". Bref, le grime renaît de ses cendres, dans une forme de tradition sonore.

La relève

Au même moment, un autre son est en train de conquérir l’Angleterre. Née à Chicago au tournant des années 2010, la drill s’exporte de l’autre côté de l’Atlantique, dans les quartiers les plus durs de Londres, au sein des gangs et des populations jeunes. Les grands noms de la drill UK se nomment 67, Harlem Spartans, (40)Samurai, AM, Skendgo, et ont tendance à cacher leur visage à l'aide de cagoules et de masques, replaçant l’anonymat au centre du processus artistique, et défiant les autorités inquiètes de la violence de leur imagerie, miroir de leur quotidien.

La scène grime et la scène drill anglaises sont liées. Même si le degré de violence est largement supérieur chez la seconde, elles partagent des valeurs, un ADN musical et social évident. Lorsque des artistes grime comme Skepta ou Stormzy ont commencé à influencer les gros rappeurs américains comme P. Diddy ou Drake, la drill s’est encore plus rapprochée de sa cousine pour prendre le même wagon, allant jusqu’à enfanter, indirectement certes, une nouvelle scène drill à Brooklyn. Certains beatmakers comme MKThePlug ou Bkay se sont même fait une spécialité de mélanger les deux genres dans leurs productions. Mais le renouveau anglais, le son des plus jeunes et de l’avenir, c’est bien la drill. Quoi qu’il en soit, le grime a tellement influencé l’ensemble des musiques populaires anglaises qu’il ne semble pas près de s’éteindre. Et s’il faut qu'il soit régulièrement supplanté par des genres plus récents, tant mieux. Le grime s’en nourrit, s’en imprègne, et se pérennise. Ce ne sont pas ces nouveaux représentant tels que Big Zuu, D Power Diesle ou Novelist qui diront le contraire.