Audrey Diwan : “J’ai été frappée par la force de la culture de la honte dans laquelle nous vivons encore aujourd’hui”

“Quand on impose un voyage, il faut être sûr des raisons pour lesquelles on le propose aux spectateurs”, commence par nous dire Audrey Diwan lorsque nous la rencontrons accompagnée d’Anamaria Vartolomei, la formidable actrice principale de...

Audrey Diwan : “J’ai été frappée par la force de la culture de la honte dans laquelle nous vivons encore aujourd’hui”

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“Quand on impose un voyage, il faut être sûr des raisons pour lesquelles on le propose aux spectateurs”, commence par nous dire Audrey Diwan lorsque nous la rencontrons accompagnée d’Anamaria Vartolomei, la formidable actrice principale de son second film, L’Événement, qui, à la surprise générale, a remporté le Lion d’or à la dernière Mostra de Venise. Forte d’un joli casting (Luàna Bajrami, Anna Mouglalis, Sandrine Bonnaire, Pio Marmaï, Kacey Mottet Klein), cette adaptation du roman éponyme d’Annie Ernaux nous place dans la peau d’une jeune étudiante qui, dans la France encore conservatrice de la 1ère partie des années 1960, décide d’avoir recours à l’avortement clandestin.

Cette 1ère déclaration de la réalisatrice aux multiples casquettes (éditrice, romancière, journaliste, notamment pour Technikart, Glamour et Stylist, et scénariste, surtout des films de son ex-compagnon Cédric Jimenez) dessine le projet d’un film qu’on ressent dans sa chair et dont les prises de position féministes sont évidentes. Cru et éprouvant, le film pratique une mise en scène immersive, appuyée par un format 1.37 rendant encore plus palpable le climat de coercition contre lequel lutte la jeune femme. Elle est incarnée par Anamaria Vartolomei, révélation du film, qu’on avait découverte lorsqu’elle avait 10 ans dans My Little Princess d’Eva Ionesco (2011).

Dire une histoire intime

Aux origines du projet, il y a la question de la place des femmes dans la société, mais comme très souvent chez Annie Ernaux, l’œuvre ne se réduit pas à son sujet. Le film d’Audrey Diwan est d’abord le récit d’un avortement hors la loi, mais il ne cesse de mettre son sujet en tension avec d’autres aspects du parcours de son personnage : le désir charnel, le transfuge de classe, l’ambition professionnelle, la sororité et, évidemment, le patriarcat. Quand on lui demande les raisons qui l’ont amenée à l’adaptation de ce roman, la cinéaste pointe un paradoxe qui en dit long sur la portée de son film :

“Lorsque je suis arrivée à Venise, je ne savais pas si je révélerais comment j’en suis arrivée à lire ce livre en particulier. Je ne savais pas si je dirais que, quand j’ai avorté, j’avais eu envie de penser cet événement et que je manquais de mots, que j’avais commencé à chercher et que je n’avais pas trouvé grand-chose, à tel point que j’ai commencé à entrevueer mes amies et que l’une d’elles m’a conseillé de lire L’Événement. J’ai découvert que je n’avais pas besoin d’écrire sur le sujet parce que j’avais déjà des éléments de réponse dans ce roman, en dépit du fait qu’il s’agit – et c’est capital – d’un avortement clandestin.

En lisant L’Événement, j’ai réalisé la chance que j’avais d’être dans un pays qui propose un accompagnement médical et où je n’ai pas, pour sauver mon avenir professionnel, besoin de mettre ma vie en danger. J’ai quand même travaillé pendant trois ans sur un livre dont le projet est de remédier au silence. Et malgré tout ça, j’ai failli moi-même m’autocensurer, me réduire au silence en ne mentionnant pas mon propre avortement en présentant le film à Venise. J’ai été frappée par la force de la culture de la honte dans laquelle nous vivons encore aujourd’hui”, observe la réalisatrice.

Audrey Diwan, à Paris, en octobre © Julien Mignot pour les Inrockuptibles

Le parcours de financement du film est également symptomatique de son actualité : “Avec mon producteur Édouard Weil, nous avons eu du mal à financer le film à cause de son sujet, de la frilosité d’investisseurs qu’il fallait convaincre que les gens voudraient voir un tel film en salle, vivre une expérience aussi éprouvante. La pire réaction que j’ai eue, c’est lorsqu’on m’a dit que le film ne se justifiait plus car la loi autorisant l’avortement était déjà passée en France. Lorsqu’une personne vient avec un projet sur la Seconde Guerre mondiale, je ne pense pas qu’on lui rétorque que ce n’est pas nécessaire car la guerre est finie. En plus, c’est faux pour deux raisons : 1èrement, la question est encore mouvante, en France, où il est notamment question de l’allongement de la période durant laquelle il est encore possible d’avorter, et ensuite parce qu’il y a des tas d’autres pays où ce droit n’a pas encore été acquis ou a été perdu, comme au Texas par exemple.”

>> À lire aussi : L’écriture, les femmes, les Gilets jaunes : entretien avec Annie Ernaux

Puissance d’incarnation

Si une rencontre entre Annie Ernaux, l’actrice et la réalisatrice était prévue, elle a été repoussée à cause du confinement, période qu’Audrey et Anamaria ont mise à profit pour s’échanger des références sur le film : “Tout a commencé pendant le confinement, nous explique la comédienne, c’était un temps nécessaire à la gestation du projet. C’est à ce moment-là qu’on a pu s’échanger par téléphone des films et des livres qui ont aidé à dessiner le personnage. Il y a eu Le Fils de Saul, mais aussi Fish Tank et Elephant pour le dispositif, la série Girls pour l’énergie qui unit cette bande de filles…

J’avais aussi lu Le Secret de Brokeback Mountain et j’avais trouvé que le poids du secret et la peur entourant l’expression du désir qui sont au cœur du livre résonnaient avec mon personnage. C’était la 1ère fois que j’impliquais à ce point mon corps. Face à la caméra, j’avais l’habitude de jouer avec mon visage, mon regard, mais beaucoup moins avec mon corps. Je me suis rendu compte que j’étais figée. Ce film m’a appris, en tant qu’actrice mais aussi en tant que jeune femme, le lâcher-prise et l’abandon, sans trop intellectualiser au moment du tournage.”

“Il y a une part de mystère chez Anamaria, un mélange d’âpreté et de candeur, une présence forte mais jamais démonstrative.”

Immersif et réaliste, le film est aussi habité par une forme de minimalisme auquel n’est pas étranger le jeu de la comédienne de 22 ans : “Avec le récit et la grammaire que je désirais pour le film, j’avais besoin d’une actrice qui soit capable de contenir beaucoup de choses, de ne pas trop en faire. Il y a une part de mystère chez Anamaria, un mélange d’âpreté et de candeur, une présence forte mais jamais démonstrative.”

Anamaria Vartolomei, à Paris, en octobre © Julien Mignot pour les Inrockuptibles

Bienveillante envers son actrice principale (“Je ne vole pas les acteurs. Je leur demande et ils me proposent”), la cinéaste veut casser l’image du rapport de domination cinéaste/interprète. Son désir d’horizontalité se manifeste aussi au générique puisqu’elle a expressément voulu que sa 1ère assistante, Anaïs Couette, qui a également travaillé sur les films de Rebecca Zlotowski et Céline Sciamma, y soit créditée à la mise en scène. Une façon discrète mais révolutionnaire de faire descendre de son piédestal la caricature du ou de la cinéaste démiurge et tout·e-puissant·e.

>> À lire aussi : “Mémoire de fille” d’Annie Ernaux : “Est-ce que cette fille, c’est moi ? Qui étais-je ?”

L’année du cinéma français

Tourné entre les deux confinements, durant l’été 2020, le film est envoyé à Cannes et à Venise. C’est le festival italien qui sera le plus prompt à s’engager sur le film : “Alberto Barbera, le directeur de la Mostra, nous a très tôt promis une place en compétition officielle. La projection officielle du film était très intense. Il y régnait un silence assez épais. Au début du générique, il s’est écoulé de longues secondes avant que les gens commencent à applaudir, et je me suis dit que la rencontre entre la salle et le film ne s’était pas produite. Puis les gens se sont mis à applaudir.

À la fin de la standing ovation, j’ai vu que Chloé Zhao et Cynthia Erivo n’avaient pas quitté la salle, alors qu’habituellement le jury ne reste pas une fois le film terminé. Je suis rentrée à Paris et, un jour avant le palmarès, mon producteur m’appelle pour me dire que j’ai reçu le prix œcuménique. Il me rappelle deux heures plus tard pour me dire que j’ai reçu le prix de la jeunesse, puis à nouveau deux heures plus tard pour me dire que j’ai aussi le prix Fipresci [prix de la critique internationale]. Je voulais y aller, même si je n’avais pas été rappelée pour le palmarès du jury officiel. Et au moment où l’avion décolle, je reçois un message de Vincent Maraval [directeur pour l’international de Wild Bunch et distributeur du film] me disant que je suis rappelée pour le palmarès. J’ai décollé dans tous les sens du terme.”

“Cela faisait trente-quatre ans qu’un Français n’avait pas gagné le Lion d’or, mais on a préféré mettre en avant le fait que c’était une femme qui l’avait remporté.”

Mais ce n’est qu’une fois arrivée à la cérémonie qu’elle réalise vraiment ce qui lui arrive : “Quelques minutes avant la cérémonie, il y a le cocktail d’introduction et je découvre les autres personnes qui ont été rappelées. Il y avait Jane Campion, Paolo Sorrentino, Penélope Cruz, Maggie Gyllenhaal… Je me dis bon, ça fait du beau monde. Et à la fin de la cérémonie, quand on apprend que Sorrentino a le grand prix du jury, qui est l’avant-dernier prix de la soirée, il y a eu une clameur parmi mon équipe qui a applaudi Sorrentino d’une manière pas du tout appropriée… On avait compris qu’on avait Le Lion d’or.”

Alors qu’elle travaille aujourd’hui sur les scénarios des prochains films de Valérie Donzelli, Gilles Lelouche et Teddy Lussi-Modeste, Audrey Diwan est déjà en train de réfléchir à sa prochaine réalisation : “J’ai une idée mais j’ai besoin de temps pour l’écriture.” Elle a sans doute aussi besoin de temps pour digérer ce prix inattendu, dont la réception médiatique l’a interrogée : “Cela faisait trente-quatre ans qu’un Français n’avait pas gagné le Lion d’or, mais on a préféré mettre en avant le fait que c’était une femme qui l’avait remporté.

On a aussi beaucoup comparé mon Lion d’or à la Palme d’or décernée à Julia Ducournau en disant qu’il s’agissait de l’année de la femme. Si nous avions été des hommes, on aurait dit que c’était l’année du cinéma français. Cela démontre bien à quel point notre genre module notre perception du monde et aussi la façon dont le monde nous perçoit. Je crois que c’est ce qui m’a intéressée avec ce film, cette question du point de vue et de la façon dont il module notre existence. Si, l’espace d’un instant, mon spectateur arrive à se projeter, physiquement, dans le vécu complexe de cette jeune femme, alors j’ai réussi mon pari.” 

L’Événement d’Audrey Diwan, avec Anamaria Vartolomei, Kacey Mottet Klein, Luàna Bajrami (Fr., 2021, 1 h 40).
En salle le 24 novembre.

Stylisme : Guillaume Boulez
Maquillage : Charlotte Honinckx
Premier assistant : Alexandre Wallon
Assistante plateau/lumière : Amanda Sellem