Sufjan Stevens et Angelo De Augustine : “À deux, l’exigence d’écriture reste la même”

Comme s’il avait terminé d’explorer par les synthétiseurs ses obsessions spirituelles, Sufjan Stevens a trouvé dans une collaboration inopinée avec son disciple Angelo De Augustine (dont il sort les disques depuis 2017 sur son label Asthmatic...

Sufjan Stevens et Angelo De Augustine : “À deux, l’exigence d’écriture reste la même”

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Comme s’il avait terminé d’explorer par les synthétiseurs ses obsessions spirituelles, Sufjan Stevens a trouvé dans une collaboration inopinée avec son disciple Angelo De Augustine (dont il sort les disques depuis 2017 sur son label Asthmatic Kitty) la matière nécessaire pour signer un retour à son folk substantiel, attendu depuis le déchirant Carrie & Lowell (2015). Le résultat : A Beginner’s Mind, une collaboration au sommet en quatorze titres – que les intéressés comparent à du “Simon & Garfunkel aux orientations new age” –, inspirée des films que les compères regardaient chaque soir en résidence d’écriture.

De Point Break (Kathryn Bigelow, 1991) à La Nuit des morts-vivants (George A. Romero, 1968) en passant par Hellraiser III (Anthony Hickox, 1992) ou encore Eve (Joseph L. Mankiewicz, 1950), l’excentrique sélection mêle références acclamées et sorties confidentielles. Un storytelling en forme de curieuse vitrine dissimulant un riche processus créatif, que les musiciens ont accepté de disséquer au cours d’un entretien, finalement donné au terme d’un chassé-croisé estival.

D’abord, comment vous êtes-vous retrouvés à travailler sur un album commun ? Était-ce un projet de longue date ?

Sufjan Stevens – Pas vraiment… Angelo venait de terminer son deuxième disque (Tomb, 2019) qu’on allait sortir via Asthmatic Kitty, et j’étais au beau milieu des sessions d’enregistrement de The Ascension (2020). Il était à New York, en train de faire de la promo, et travaillait sur de nouveaux morceaux en parallèle. Comme j’avais un peu de temps, je l’ai rejoint pour l’aider à enregistrer, et ça s’est tellement bien passé qu’on a décidé d’écrire ensemble.

Pourtant, l’album n’a pas été conçu à New York…

Sufjan Stevens – Non, on arrivait pas à travailler là-bas, il y avait trop de distractions. Mon ami Bryce Dessner (guitariste de The National notamment, ndlr) a un chalet plus haut dans l’État, et comme il n’y avait personne sur place, il nous l’a laissé pour un mois. Alors on a ramené des guitares et d’autres matos, et on s’y est installés.

À quel moment le rapport aux films s’est-il immiscé dans votre processus créatif ?

Angelo De Augustine – On regardait des films tous les soirs, et on a assez vite remarqué que leurs thèmes se retrouvaient dans ce qu’on écrivait la journée… Donc le moment précis où on s’en est rendus compte est difficile à estimer, mais je dirais que c’est arrivé assez tôt.

Sufjan Stevens – Oui, c’était un peu une surprise, on n’avait pas prévu ça… On a juste décidé d’explorer ça quand on s’en est rendus compte.

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Mais vous ne vous êtes pas juste reposés sur les films, il y a toute une démarche d’interprétation libre, d’exégèse presque, qui traverse l’album…

Sufjan Stevens – Beaucoup de films qu’on regardait étaient de fantasy, de science-fiction ou d’horreur. J’ai l’impression que les éléments caractéristiques de ces films résonnaient avec notre subconscient. En fait, la façon dont on s’en est servis tient plus de l’emprunt d’idées, de l’appropriation de leurs univers, pour créer quelque chose de neuf, des histoires qui sont basées dessus. Je pense que les films en soi ne sont pas si importants : on peut très bien écouter l’album sans les avoir vus… Certaines choses que l’on explique, certains sujets dont on cause, sont au final assez éloignés de ce qui nous a inspirés. Bien sûr, il y a plein de références directes, mais j’ai le sentiment qu’on a créé une narration qui nous appartient.

Justement, avez-vous instauré cette distance intentionnellement ?

Sufjan Stevens – Je pense que la musique est substantiellement éloignée de son matériau d’origine, quel qu’il soit. Mais c’était aussi intentionnel, on voulait créer du nouveau. C’est vraiment de l’emprunt de personnages et de thèmes, de sujets, qu’on s’est appropriés, qu’on a repris et modifiés. Mais je pense aussi la distance qu’on a instaurée vient du fait qu’on a projeté de nous-mêmes dans ce dont on s’est servi.

C’était la 1ère fois que vous vous basiez sur un autre média pour créer ?

Angelo De Augustine – Je crois que oui, pour moi en tous cas. Toi, Sufjan ?

Sufjan Stevens – Je ne sais pas si j’ai déjà écrit des morceaux sur des films… J’ai fait tellement de musique, j’ai du mal à m’en rappeler (rires)… J’ai écrit des chansons qui se basent sur des textes, ici et là, des fictions, des livres et des histoires, mais jamais sur du cinéma il me semble.

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Vous avez d’habitude des textes assez intimes tous les deux. À quel point c’était différent de se baser sur quelque chose de plus impersonnel pour écrire ?

Sufjan Stevens – Écrire une chanson à partir de son cœur et de son âme peut être vraiment difficile et douloureux… Quelques fois, c’est presque comme donner naissance, façon de causer (rires). C’est un travail au long cours, tandis qu’écrire à partir d’une matière 1ère, mais aussi en collaboration, ça apporte davantage de sécurité je dirais… Il y a un partenariat qui permet de partager une forme de responsabilité. Sur les films eux-mêmes, je pense qu’ils ont tellement à offrir dans leur contenu que l’abstraction créative offre un nombre inimaginable de possibilités ! Mais au fond, je ne dirais pas que c’est plus facile comme ça, l’exigence de l’écriture reste la même (rires). Tu en penses quoi Angelo ?

Angelo De Augustine – Quelque part c’est comme un exercice, on avait presque l’impression d’être à l’école, ou dans un camp d’été (rires).

Parmi les films que vous citez, on trouve des chefs-d’œuvre reconnus comme Les Ailes du Désir (Wim Wenders, 1987) aux côtés de longs-métrages plus confidentiels, dont American Girls 2 (Damon Santostefano, 2004). Comment le choix des films s’est-il établi ?

Angelo De Augustine – Il y en a certains qu’on avait déjà vus, avant de les revoir ensemble. C’était pour la plupart des coups de cœur d’enfance… D’autres étaient des recommandations mutuelles, mais il y a aussi des films qu’on a vus et dont on a décidé de ne pas causer.

Sufjan Stevens – Ouais, la connexion ne s’est pas faite pour certains. Mais causer de musique ou de cinéma est quelque chose de tellement subjectif… Le cinéma est une forme d’art très populaire : certains adorent Terrence Malick, d’autres aiment le Marvel Cinematic Universe et prennent ça très au sérieux. Le spectre de possibilités que les films offrent est tellement large qu’arriver à faire résonner en profondeur ses goûts avec ceux de quelqu’un d’autre est une chose précieuse à mes yeux. C’est ce genre de connexion qu’on a eue avec Angelo : on est tous les deux super fans de Ray Harryhausen (grand technicien des effets spéciaux des années 1950 à 1980, ndlr) par exemple, notamment de son travail sur Le Choc des Titans (Desmond Davis, 1981), mais on adore aussi des films super camp comme American Girls 2 dont tu parlais. On s’est marrés devant, mais on a aussi compris ce dont il retourne vraiment avec ce film… Il y avait une sorte de camaraderie aussi bien dans la création musicale que dans le partage de nos visions du monde et de la culture.

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Vous pensez que le caractère éclectique de votre sélection a influencé la façon dont vous vous êtes inspirés des films ? Dans la mesure où les plus connus ont tendance à disposer d’une lecture plus consensuelle…

Angelo De Augustine – Oui, mais je pense que dans les deux cas, le but était d’arriver à quelque chose de nouveau.

Sufjan Stevens – Une partie de notre démarche visait justement à déconstruire la lecture partagée des films les plus connus. Le plus souvent, on essayait de construire quelque chose depuis une perspective inédite.

Et vous avez pensé à écrire sur des films à partir de vos souvenirs communs, sans les avoir revus ? Je pense à des films qui laissent une impression forte et qu’on évite de revoir pour protéger ce sentiment.

Sufjan Stevens – Hum (silence)… C’est un phénomène assez particulier, l’impression que te laisse un film au 1er visionnage. Je pense que ça a autant à voir avec le film qu’avec la personne que tu es à un moment et un endroit donnés. À quels films tu penses par exemple ?

Dans deux registres différents, je dirais La Route de John Hillcoat (2009) et Her de Spike Jonze (2014).

Sufjan Stevens – Intéressant ! Ce sont des films que j’adore aussi.

Angelo De Augustine – En même temps je ne connais personne qui voudrait voir La Route plus d’une fois (rires) !

Sufjan Stevens – C’est vrai ! Mais je comprend pour Her en revanche… Les films de Spike Jonze ont ce côté-là, c’est pas lui qui avait fait Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004) ?

Non, c’est Michel Gondry ! Mais ça vaut aussi pour ses films…

Sufjan Stevens – C’est ça ! Il y a ce truc d’affect dans ses films qui fait qu’on n’a pas nécessairement besoin de les revoir.

Angelo De Augustine – Carrément, j’adore ses films aussi.

Dans le même style, le scénariste d’Eternal Sunshine… a sorti un film l’an dernier, Je veux juste en finir (Charlie Kaufman, 2020). Ça vous dit quelque chose ?

Angelo De Augustine – Je ne crois pas…

Sufjan Stevens – Ouais, je me sens mal parce que j’ai arrêté avant la fin (rires) ! Ça s’étendait trop j’ai trouvé, pourtant je suis super fan de Toni Collette… Mais je suis pas vraiment rentré dedans, alors j’ai fermé mon ordi. L’investissement qu’on met dans les films est tellement plus bas quand on ne va pas au cinéma (rires)

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D’ailleurs, pour revenir à l’album, vous discutiez devant les films ?

Angelo De Augustine – Ouais, mais on prenait des notes aussi. Et on a quand même beaucoup rigolé.

Sufjan Stevens – J’adore causer devant les films… Et Angelo avait un calepin où il notait des trucs, je me rappelle avoir parfois arrêté le film parce qu’on sentait qu’on devait garder certains dialogues (rires). Mais je suis le genre de mec chiant au cinéma qui n’arrête jamais de causer pendant le film, et je me prend toujours des remarques… Je me souviens d’ailleurs qu’on m’a dit plein de fois de me taire quand j’étais allé voir Her au cinéma (rires). Je veux dire, c’est un film tellement spécial, avec beaucoup de moments étranges et dérangeants, parfois ridicules mais aussi très profonds et tristes… que je ne pouvais pas me taire ! Les gens dans la salle prenaient l’histoire très au sérieux, alors que je trouvais que c’était le truc le plus hilarant que j’avais vu depuis longtemps. Je me rappelle de ce vieux couple devant moi qui n’arrêtait de me faire des remarques, c’était terrible.

Angelo De Augustine – Heureusement, quand on était que tous les deux, on se réservait le droit de discuter (rires).

Pour la pochette de l’album, vous avez fait appel à Daniel Anum Jasper, un artiste ghanéen emblématique de la culture du “mobile cinema” des années 1980, qui réalisait des posters de films sans les avoir vus, seulement à partir d’un minimum d’informations. Comment avez-vous entendu causer de ça ?

Angelo De Augustine – Ça vient de moi, Sufjan a une peinture d’un de ces artistes chez lui.

Sufjan Stevens – Ouais, j’ai ce poster gigantesque de Cujo (Lewis Teague, 1983) dans mon salon (rires). Donc c’était littéralement sous notre nez… Alors dès qu’on a fini l’enregistrement, c’est la 1ère chose à laquelle on a pensé tellement c’était évident.

Tout cet imaginaire convoque quelque chose proche de votre démarche

Sufjan Stevens – Oui, on retrouve toutes ces strates cumulées d’interprétations. Notre démarche consistait vraiment en trois moments : appropriation, interprétation et révision. Et je pense que ça nous a permis de pas mal dériver de notre matière 1ère, et c’est à peu près la même chose qui est à l’œuvre, là.

Angelo De Augustine – C’est pour ça qu’on n’a pas voulu donner beaucoup d’instructions à Daniel. Juste quelques idées, mais on l’a laissé être créatif et faire ce qu’il voulait. Si ça se trouve, il n’a vu aucun des films qu’on lui a demandé d’illustrer (rires).

En communiqué, vous expliquez aussi vous être inspiré du Shoshin, ce concept bouddhiste prônant l’humilité que vous référencez dans le titre de l’album. À quel point vous êtes-vous plongés là-dedans ?

Angelo De Augustine – On référence ça comme un moyen de résumer notre démarche. En japonais, ça signifie littéralement “l’esprit du débutant”, ça incite simplement à rester ouvert d’esprit, en fait. Parce que l’esprit du débutant a justement vocation à demeurer ouvert pour apprendre. C’est une mentalité qu’on a peut-être tendance à perdre avec l’âge, et aller à l’encontre de ce phénomène résonne avec notre démarche. Cette idée de reprendre des thèmes, des histoires ou des personnages de films pour s’en servir afin de créer quelque chose de neuf, quelque part c’est maintenir une ouverture d’esprit dénuée de jugement pour maximiser notre créativité.

Vous pensez que l’interprétation peut se défaire du jugement ?

Angelo De Augustine – Disons plutôt que c’est une question de perspectives. Basiquement, l’idée est d’essayer de se comprendre nous-mêmes comme le monde qui nous entoure à travers la lecture de ces films, comme un point d’ancrage.

Sufjan Stevens – Ton désir de ne pas revoir certains films est même lié à ça si on y pense : tu décides de protéger la pureté et l’immédiateté d’une 1ère expérience, alors que c’est juste le résultat de ce que tu as compris et ressenti à un endroit et un moment donnés. Tu as peur de les revoir car tu crains les perspectives nouvelles que tu vas découvrir, qui sont liées au nouveau contexte dans lequel tu vas comprendre le film : c’est simplement un autre regard, un autre jugement que tu évites. C’est toute l’idée de notre album : il faut que tu essayes d’ouvrir ton esprit.

Entendu. Et pour terminer, comme dans Carrie & Lowell (2015), on entend quelques synthés et boîtes à rythmes dans l’album. C’est quelque chose que vous avez enregistré à deux aussi ?

Sufjan Stevens – Il me semble, oui ?

Angelo De Augustine – Ouais, on pratiquement tout enregistré ensemble sur l’album. Il y avait juste quelqu’un à la batterie avec nous, sur un morceau, mais tout le reste a été fait à deux.

Sufjan Stevens – Mes derniers projets étaient largement électroniques et ambient, alors j’ai un peu vu cet album comme une occasion de respirer en retournant vers des instruments plus acoustiques, mais aussi vers quelque chose de très écrit. C’était presque un soulagement pour moi, mais on est tous les deux vraiment intéressés par la musique électronique, les bandes-son et les synthés… Donc tout ça est venu vraiment naturellement. Et ça fait un peu appel à l’univers de fantasy et de science fiction des films sur lesquels on s’est basés.

Propos recueillis par Briac Julliand