“La Zone d’intérêt” : Jonathan Glazer filme l’effacement du réel pour mieux montrer l’horreur de la Shoah

Il y a une contradiction interne à l’œuvre dans la mise en images de la Shoah que Jonathan Glazer introduit dans son film avec une force ravageuse : pour saisir les entrailles de la machine de mort, il faut en montrer la périphérie. Prenant...

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Il y a une contradiction interne à l’œuvre dans la mise en images de la Shoah que Jonathan Glazer introduit dans son film avec une force ravageuse : pour saisir les entrailles de la machine de mort, il faut en montrer la périphérie. Prenant à bras-le-corps dès ses prémices cette rigueur dialectique, le film s’ouvre sur une image noire qui persiste. Cette béance, ce sera symboliquement celle de la mise à mort, cette “image impossible” qu’évoquait le cinéaste Christophe Cognet dans son enquête méticuleuse À pas aveugles, sortie l’hiver dernier, qui suivait la morale lanzmannienne sur la question de la représentation des chambres à gaz.

Désertant le centre pour enregistrer absolument tout de l’à-côté (la maison du commandant d’Auschwitz cartographiée de la cave à l’étage en n’évitant aucun recoin), une image d’une netteté nouvelle qui aurait aboli le flou, se rapprochant au plus près de la focale de l’œil humain, organise une succession de flux panoptiques propre à la téléréalité – c’est-à-dire qui voit tout sans être vue.

Le quotidien banal d’une sphère familiale rythmé par ses fêtes d’anniversaire, ses repas de famille ou encore ses garden-parties dont Glazer rend compte grâce à une spatialisation sans angle mort, qui établit une topologie parfaite du lieu dans lequel le·la spectateur·rice pourra circuler mentalement. Une vision augmentée du réel qui, plutôt que d’introduire une stratégie de l’immersion, produit au contraire une totale déréalisation dans l’œil de ses spectateur·rices.

De cette inversion naît le plus grand tour de force formel et théorique du film : puisque l’idée de confiscation et d’effacement du réel est au cœur même du projet nazi, tout enregistement produit nécessairement une déréalisation des images. Déréaliser ce réel, c’est donc scruter au plus proche la nature de l’entreprise d’extermination.

En décrivant la banalité de cet espace domestique, La Zone d’intérêt décrit à quel point cette dynamique d’effacement omniprésente et minutieusement pensée a rendu effective la Shoah. Un réel que le camp d’extermination ne pourra toutefois totalement détruire ni effacer. Le décor se retrouve ainsi bientôt percé par les stigmates du génocide en cours (un manteau de fourrure puis un rouge à lèvres) ou encore une bande-son s’évadant de l’intérieur du camp d’extermination et qui, d’une texture et d’une densité effroyables, tapisse tout le film, comme si les visions infernales de Jérôme Bosch de feu dévorant les corps et les âmes s’étaient mises simultanément à hurler.

Plus radicalement, Glazer va opérer par deux fragments foudroyants une véritable incision dans l’homogénéité de son implacable dispositif formel. À cette entreprise de disparition généralisée dont il nous rend complices, le film oppose une trajectoire inversée par le surgissement d’une séquence en négatif. Suivant le parcours d’une petite fille habitant aux alentours du camp, la caméra fixe comment une lettre est arrachée au silence. Une trace vient d’être sauvée.

Puis, traversant les couloirs du temps grâce à un flash-forward nous projetant aujourd’hui dans le musée d’Auschwitz et de ses agents d’entretien au travail, le film formule un questionnement aussi contradictoire que philosophiquement redoutable sur la protection des empreintes de l’Histoire. Celles, nécessaires, des victimes mais aussi les vestiges et les armes des bourreaux, et la part d’indécence que leur conservation implique au nom du devoir de mémoire.

La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer, avec Sandra Hüller, Christian Friedel, Ralph Herforth (É.-U., G.-B., Pol., 2023, 1 h 46). En salle le 31 janvier.