Notre verdict sur “Annette”, la nouvelle dramédie musicale de Leos Carax

Un virtuose plan-séquence nous entraîne, des coulisses du film à sa fiction, bras dessus, bras dessous avec ses plus illustres participant·es : les Sparks, Adam Driver, Marion Cotillard, entonnant avec allégresse la pop opératique enchanteresse...

Notre verdict sur “Annette”,  la nouvelle dramédie musicale de Leos Carax

REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION

Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.

POSTULER

REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION

Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.

POSTULER

REJOINDRE L'ÉQUIPE DE RÉDACTION

Tu penses avoir un don pour la rédaction ?
Contacte-nous dès maintenant pour rejoindre notre équipe de bénévoles.

POSTULER

Un virtuose plan-séquence nous entraîne, des coulisses du film à sa fiction, bras dessus, bras dessous avec ses plus illustres participant·es : les Sparks, Adam Driver, Marion Cotillard, entonnant avec allégresse la pop opératique enchanteresse des 1ers. Tandis qu’on est immédiatement emporté par la 1ère scène jouissive et éblouissante d’Annette, une idée nous vient en tête : il n’en va pas de même pour la mise en scène de cinéma et le sport de haut niveau. Il y a pourtant dans la manière de Carax un goût du défi, de l’exploit, qui l’apparente aux grands sportifs : comme si chaque film, toujours plus ambitieux et fou, remettait en jeu un titre de champion du monde.

De fait, l’allant de cette galvanisante scène liminaire, depuis laquelle, à l’image, derrière une console dans le studio des Sparks, le cinéaste organise le lancement de son film, l’affirme avec éclat : le champion est toujours en très grande forme. Sa capacité à induire une énergie électrique qui charge chaque plan d’une intensité propre est intacte. La suite ne le dément pas : le film semble tout au long arraché au cinéma, comme un haltère hautement chargé est soulevé du sol en une inspiration par un athlète puissant.

Mais contrairement aux vrais champions sportifs, Leos Carax, lui, ne bénéficie pas d’un entraînement intensif ni même d’une pratique régulière. Au contraire, treize puis neuf ans séparent ses trois derniers longs métrages. Ce qui saisit, dans Annette, c’est aussi de voir un cinéaste exercer un don si souvent en sommeil, sans peiner du tout à en retrouver instantanément le plein usage, affichant la plus totale possession de ses moyens.

Aérolithes bizarres 

Probablement que ces longs temps d’hibernation sont indispensables au métabolisme de l’œuvre, que le cinéma de Carax a besoin de lentement mettre à jour ses logiciels, passer en mode veille pour se charger tranquillement du monde qui l’entoure. Car c’est l’un des paradoxes du cinéaste, en tout cas de ses deux derniers films : aérolithes bizarres tombés d’on ne sait où, objets perchés ne ressemblant à rien de connu, ils s’emploient néanmoins à décrire, commenter, restituer (même de façon délirée et antiréaliste) le monde contemporain.

Holy Motors était une sorte de traité et de cartographie de toutes les images qui nous traversent (analogiques, numériques, cinématographiques, informatiques…). Tout en articulant aussi toutes les natures d’image (celles du cinéma muet, auquel le film fait de multiples références – Browning, Griffith, Murnau, Vidor –, jusqu’aux posts Instagram des smartphones), Annette brûle d’une actualité plus forte encore dans son propos : le film fait le procès de la masculinité toxique, décrit les conséquences ravageuses d’un féminicide et bruit de part en part d’une révolte devenue clairement audible dans l’espace public avec MeToo.

L’imaginaire amoureux de Leos Carax est structuré par une vision du couple très primitive. Elle trouve possiblement ses modèles dans la lecture de Hugo (Notre-Dame de Paris), la vision de King Kong ou celle du bien nommé film de Cocteau, La Belle et la Bête.

L’analyse pathologique de pulsions violentes

C’est à la fois Esmeralda et Quasimodo, l’actrice Fay Wray se protégeant de ses bras dans la main du grand gorille (dans Annette, Marion Cotillard reproduit ce geste avec humour dans le lit conjugal tandis que plusieurs gorilles s’infiltrent dans le film – le double mental d’Adam Driver le temps d’un plan furtif dans les loges, la peluche d’Annette…).

Dans Mauvais Sang (1986), Denis Lavant (et ses extraordinaires compétences d’acrobate un peu simiesque) et Juliette Binoche (rendue diaphane et vaporeuse) constituaient le cristal parfait de cet imaginaire. Aujourd’hui, Annette en propose sa déconstruction torturée.

Au romantisme sentimental du mythe originel se substitue l’analyse pathologique de pulsions violentes. La bête (prodigieux Adam Driver, aussi agile et désarticulé qu’être un modèle caraxien l’exige ) a le goût du sang ; la belle est victime, puis inquiétante et vengeresse (dans ses dernières apparitions, Marion Cotillard paraît jaillir d’un ghost movie japonais, comme Ring de Hideo Nakata).

Le film plonge dans ce chaudron de pulsions fangeuses au risque de se rendre très peu aimable, débordé par des affects de plus en plus âcres. Fasciné par la férocité de son monstre, très occupé à l’érotiser, il laisse finalement peu de champ à ses victimes (très vite reléguées au rang de spectre intermittent ou d’étrange pantin à la fois mutique et chantant : c’est le coup figuratif du film qu’on ne déflorera pas).

Un film noueux et complexe

Dans son apnée en eaux nocives, le film réussit des scènes d’une grande force analytique – comme cette séquence de stand-up, où Adam Driver expose sans filtre dans son show comment la faillite du désir dans le couple devient un enjeu de vie et de mort.

Mais il touche aussi à des zones de malaise et de confusion dans certaines de ses conclusions, notamment lorsqu’il renvoie dos à dos le père et la mère, le tueur et la victime, coupables selon l’enfant Annette de l’avoir à parts égales instrumentalisée. Une façon un peu hâtive de combler l’écart entre l’agresseur et l’agressée.

La culpabilité est la grande question d’Annette. Celle des hommes violents ; celle, paradoxale, des mères martyres ; celle des enfants qui, pour se sauver, condamnent leurs parents. Mais aussi plus largement de l’art, contre lequel le film instruit un troublant procès. Ann (Marion Cotillard) et Henry (Adam Driver) sont deux artistes stars : elle, chanteuse d’opéra, lui, comédien de stand-up. C’est d’abord l’inégalité de succès dans le tour que prennent leurs carrières qui va semer la discorde.

Puis, plus profondément, c’est de voir son épouse mourir pour de faux chaque soir sur scène qui va provoquer chez Henry un dérangement qui conduira au drame. Dans une scène onirique, tous les grands rôles d’agonies d’opéra joués par Ann (Madame Butterfly, la Dame aux camélias) se surimpressionnent comme si c’était son art qui, depuis toujours, se repaissait avec cruauté du sacrifice des femmes. Enfin, la condition de la libération d’Annette sera de renoncer à son art, dont l’envoûtante beauté est le stigmate de trop de malheurs.

C’est tout le paradoxe de ce film noueux et complexe : sa sidérante déflagration formelle, l’inspiration poétique qui le porte à chaque instant, se résorbent dans une méditation sceptique sur la toxicité de l’art. Les chants les plus beaux, semble-t-il nous dire, sont aussi des poisons. Un éloge de la sagesse du silence, c’est la conclusion paradoxale de ce tonitruant opéra pop.

Annette de Leos Carax, avec Adam Driver, Marion Cotillard (Fr., Mex., É.-U., Suis., Bel., Jap., All., 2021, ). En salle le 6 juillet