Taylor Swift peut-elle vraiment sauver l’Amérique ?

Alors que le coup de sifflet final vient de retentir dans le M&T Bank Stadium de Baltimore en ce dimanche 28 janvier 2024, un frisson parcourt la foule – pour ne pas dire l’Amérique – lorsque Taylor Swift traverse la pelouse et se jette dans...

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Alors que le coup de sifflet final vient de retentir dans le M&T Bank Stadium de Baltimore en ce dimanche 28 janvier 2024, un frisson parcourt la foule – pour ne pas dire l’Amérique – lorsque Taylor Swift traverse la pelouse et se jette dans les bras de son beau Travis Kelce, la star des Chiefs de Kansas City, qui viennent pour la quatrième fois en cinq saisons de se qualifier pour le Super Bowl face aux Ravens, qui jouaient pourtant à domicile. La victoire est nette (17 à 10) et l’exploit sportif, remarquable pour les Chiefs ; mais ce dont tout le monde cause, dans le stade, à la télévision, sur les réseaux sociaux, c’est de Taylor “porte-bonheur” Swift. C’est la douzième fois qu’elle assiste à un match de son boyfriend depuis le début de leur relation, six mois plus tôt, et c’est la dixième fois qu’il gagne – deux semaines plus tard, il remportera le trophée suprême face aux 49ers de San Francisco. 

De la puissante NFL (la fédération du football américain) aux chaînes de télévision qui retransmettent le championnat de sport le plus populaire outre-Atlantique, des journaux qui commentent les matchs à celles et ceux qui s’intéressent aux frasques de la pop star, personne n’est avare en superlatifs pour décrire l’émulation que sa présence dans les stades crée. Grâce à celle qui a été nommée, en décembre, personnalité de l’année par le vénérable Time, le football et son commerce ne se sont jamais aussi bien portés, notamment auprès des jeunes femmes – pourtant pas forcément le cœur de cible du ballon ovale. Taylor Swift en profite aussi : sa tournée Eras, avec ses 152 dates réparties sur tous les continents (ne lui restera que l’Europe au moment où cet article sera publié), est la plus lucrative de l’histoire avec plus d’un milliard de dollars de recettes rien qu’en 2023 (devançant celle des adieux d’Elton John), et des retombées économiques aux États-Unis estimées à plus de 5 milliards de dollars.

Les économistes ont même un petit nom pour ce phénomène qui a revigoré le tourisme un peu partout aux États-Unis l’été dernier : “Swiftonomics”. Elle vient elle-même, le 2 avril, d’entrer officiellement dans le classement Forbes des milliardaires avec un patrimoine évalué à 1,1 milliard de dollars ; c’est la 1ère fois qu’un·e artiste y parvient uniquement grâce aux revenus tirés de sa musique. Et tout le pays semble s’en faire une joie, communiant comme rarement autour d’elle.

Toute l’Amérique ? Il y a hélas bien longtemps qu’un tel concept n’existe plus. Car dès le lendemain de ce succès, le 29 janvier, depuis les tréfonds de ce qu’on appelle aux États-Unis la “magasphere” (soit les sympathisant·es de Donald Trump et de son slogan “Make America great again”), se mettent à grouiller les théories complotistes les plus folles. Sur le réseau social X (ex-Twitter), devenu la caisse de résonance privilégiée de ce mouvement néofasciste, l’ancien candidat à la primaire républicaine Vivek Ramaswamy ouvre le bal, spéculant sur la victoire truquée des Chiefs au Super Bowl et le soutien du power couple honni à Joe Biden lors de la présidentielle à venir.

Avec une véhémence frôlant le comique, d’autres commentateur·rices se lâchent ensuite dans la myriade de médias trumpistes (y compris Fox News) ; qui pour dénoncer la complicité de la NFL (pourtant dirigée par des milliardaires peu soupçonnables d’accointances gauchistes) dans cette machination forcément ourdie par le sempiternel George Soros, qui pour rappeler que Travis Kelce n’était de toutes façons plus digne de confiance depuis son soutien public à la vaccination contre le Covid, qui enfin pour ôter à la démoniaque Taylor Swift son masque d’agent du Pentagone engagée pour mener une campagne de manipulation psychologique à grande échelle… Et la liste est loin d’être exhaustive.

“L’une des raisons pour laquelle le libéralisme [au sens américain du terme, la gauche] survit à sa déconnexion de la normalité (ou ce qu’il en reste) est l’incapacité du conservatisme à être lui-même normal, ne serait-ce qu’un instant”, déplore ainsi Ross Douthat, chroniqueur au New York Times qui, en tant que conservateur modéré, voit dans ce genre de comportement une authentique “anomalie à droite” risquant de l’éloigner encore une fois du pouvoir. Le contraste est en effet saisissant : d’un côté, la célébration joyeuse d’un couple princier parvenu au sommet de la musique et du sport, de l’autre, une tornade de conjectures bizarres, un ouragan de soupçons trempés dans le ressentiment le plus rance. Et c’est dans ce clair-obscur que s’inscrit l’histoire de Taylor Swift, désormais projetée malgré elle au cœur d’une controverse dépassant les limites de la raison, reflet d’une société totalement fracturée.

Grandeur et décadence

Rien pourtant ne la prédestinait à cela. Née pile au moment où l’Amérique triomphe de la guerre froide en 1989, Taylor Swift grandit dans une petite ville de Pennsylvanie sous la frondaison des douces années Clinton, au sein d’une famille de la moyenne bourgeoisie, au milieu des sapins de Noël que son père s’est mis à cultiver et à vendre après avoir été trader. Inspirée par sa grand-mère chanteuse d’opéra, elle se met très jeune à la musique et joue dans les orchestres d’école, avant d’enregistrer ses 1ères démos de reprises de standards country (Dolly Parton, Patsy Cline, Shania Twain) et de déménager à Nashville l’année suivante, à 14 ans, pour y commencer sa carrière, partageant son temps entre le lycée et les radio-crochets.

Repérée en 2005 par un ancien cadre de Dreamworks, Scott Borchetta, elle sort un 1er album de country qui la branche d’emblée sur le courant continu irriguant un sous-continent de 400 millions de paires d’oreilles. Il y a là tous les éléments non pas d’un conte de fées (toujours plus sordide et accidenté qu’on veut le croire), mais plutôt d’une trajectoire absolument lisse vers ce que l’Amérique a de plus américain à offrir – une quintessence de success story ni trop aisée ni trop dure, aussi onctueuse qu’un smoothie.

Le succès du deuxième album légèrement teinté de pop, Fearless, est déjà stratosphérique ; il devient l’album le plus vendu aux États-Unis en 2009 et lui offre sa 1ère moisson de Grammy Awards (dont celui du meilleur album de l’année). Mais il lui attire aussi ses 1ères embrouilles. Lorsque You Belong with Me – où elle chante “elle porte des talons hauts, moi je porte des baskets”, parce que Taylor n’est pas une aguicheuse – remporte le prix du meilleur clip lors des MTV Music Awards, Kanye West déboule sur scène et sort son fameux “Yo, Taylor, je suis vraiment content pour toi, et je vais te laisser finir, mais Beyoncé a fait l’un des meilleurs clips de tous les temps !” (avec Single Ladies, reparti bredouille).

Mine de rien, c’est déjà toute l’histoire de la pop music contemporaine qui se joue en miniature dans cet incident. La muflerie de Kanye, la résilience de Taylor (restée coite sur scène) et la frustration (légitime) de Beyoncé apparaissent rétrospectivement comme un avant-goût de dynamiques futures, y compris sociales et politiques (féminisme vs. masculinisme, affrontements communautaires). “Tout est plus sombre désormais”, écrira l’essayiste Ta-Nehisi Coates dans un texte important pour The Atlantic en 2018, après la chute du rappeur dans les latrines du trumpisme. Il y reconnaît que, contrairement à son 1er instinct, “l’assaut contre Taylor Swift ne relevait pas uniquement d’une colère justifiée, mais d’une réaction plus erratique et inquiétante, témoignant d’un manque de sagesse de plus en plus récurrent” chez Kanye. Chez Kanye et chez un nombre croissant d’Américain·es, n’allait-on pas tarder à constater…

Mais en 2009, ce dernier apparaît comme un génie populaire en pleine possession de ses moyens, et la jeune Taylor, 19 ans, n’ose pas lui rentrer dedans – Obama, en revanche, ne s’en privera pas, le traitant de “jackass” (abruti) dès le lendemain. Malgré l’humiliation, elle se réconcilie donc avec Yeezy, allant dîner avec lui, le saluant chaleureusement lors d’événements publics, l’appelant “mon ami”, manifestement désireuse de s’intégrer au sein de cette aristocratie musicale dont elle gravit rapidement les échelons.

Durant la 1ère moitié des années 2010, elle fait ainsi tomber les records les uns après les autres et s’impose comme un poids lourd de l’industrie du disque, s’éloignant peu à peu de la country pour s’emparer du marché encore plus vaste de la pop. Speak Now (2010), Red (2012) et 1989 (2014) incarnent ainsi cette transition. Le sirupeux We Are Never Ever Getting Back Together (sur Red) devient son 1er numéro 1 au Billboard 100. Mais c’est avec l’album nommé d’après son année de naissance (à notre humble avis son meilleur), produit notamment par le nouveau manitou des charts Jack Antonoff, qu’elle devient incontournable. Elle quitte Nashville pour New York, Shake It Off devient un hymne synthpop dans le monde entier, on commence à la comparer à Mickael Jackson et Madonna, et la tournée triomphale qui s’ensuit est la plus lucrative de l’année, générant 250 millions de dollars.

C’est à partir de là que les choses se compliquent pour elle, avec plusieurs polémiques plus ou moins sérieuses, quelques accidents de parcours qui ont au moins le mérite de donner à sa trajectoire un peu de relief. Les légendes s’écrivent dans l’adversité, et la “sweetheart of America” en manquait cruellement jusqu’ici. Kanye, tout d’abord, sort en avril 2016 un single extrait de son album The Life of Pablo intitulé Famous, dans lequel il a l’élégance de rapper qu’il “sent qu’il pourrait toujours faire l’amour avec Taylor”, parce qu’après tout, c’est lui qui “a rendu cette garce célèbre”.

Dans le clip (très beau et fascinant, il faut en convenir), on voit Kanye au pieu avec de multiples sosies (ou des poupées de cire) nus et endormis, dont un de Taylor Swift (mais aussi de Donald Trump, Bill Cosby, George W. Bush…). La chanteuse, accablée par cette misogynie et trahie par celui qu’elle pensait être son “ami”, lui fait part de sa consternation. Lui affirme qu’il l’a prévenue et qu’elle a consenti. À la suite de quoi Kim Kardashian publie sur Snapchat un enregistrement de son mari discutant amicalement de la chanson avec Swift. La voici de nouveau humiliée, subissant de surcroît une vague de harcèlement en ligne par les fans de KimYe qui déversent dans les commentaires de son Instagram des emojis serpent, symboles de fourberie.

Cette paire de gifles, surnommé le “Snakegate”, constitue indéniablement le point le plus bas de la carrière de Taylor Swift, à tel point qu’elle disparaît pendant plus d’un an de la sphère publique, désactivant ses réseaux sociaux et affichant une page noire sur son site internet, tandis que sa nemesis Kanye, lui, triomphe… C’est aussi à cette époque qu’elle s’embrouille avec son ex Calvin Harris, Nicky Minaj ou encore Katy Perry, et qu’on commence à l’accuser de tous les maux.

“Le monde entier semblait alors s’être retourné contre elle”, se souvient Taffy Brodesser-Akner, journaliste au New York Times, experte ès Swift et autrice d’un long portrait de la star qu’elle n’a pourtant jamais rencontrée. Pour ses nombreux·ses détracteur·rices, poursuit-elle, “il était désormais clair que son féminisme n’était pas réel ; qu’il consistait seulement à aligner ses jolies amies (le squad), pour la plupart blanches, sur scène pour prendre des photos ou porter des maillots de bain assortis le 4 juillet”. C’est aussi à cette époque que certaines franges de l’extrême droite tentent de la récupérer, faisant d’elle une “déesse aryenne”… Mais Taylor a grandi avec internet et en connaît parfaitement les règles. Elle a donc “observé tout cela calmement, sachant qu’il était inutile de lutter contre le courant venu la tirer vers le large”.

Retour en grâce

Lorsqu’elle refait surface en août 2017, les emojis serpent ont tous disparus de son Instagram (avec l’aide de la plateforme). Les remplace une vidéo granuleuse du même animal, qu’elle poste cette fois-ci elle-même. On l’accuse d’être un serpent ? Elle en fera son emblème, car rien n’est plus empowering que de s’approprier un juron. Quelques mois plus tard, elle sort un sixième album aux accents hip-hop (pas du meilleur goût), Reputation, dans lequel elle règle ses comptes. Et comme d’habitude, c’est un carton, en tête des charts (certes moins que 1989), multi-récompensé, accompagné d’une tournée record à 350 millions de dollars. Quant à Kim et Kanye, elle les renvoie une bonne fois pour toutes dans les cordes en publiant l’enregistrement du fameux coup de fil, mais cette fois-ci in extenso, prouvant qu’elle n’a en effet jamais consenti à être qualifiée de “bitch” dans Famous. “Alors, j’ai mis un coup de hache sur la palissade réparée/Mais je ne suis pas la seule amie que tu as perdu… Si seulement tu n’étais pas si sournois”, ironise-t-elle dans le féroce This Is Why We Can’t Have Nice Things. La vengeance est un plat qui se mange froid.

Une autre mésaventure est venue, ces dernières années, renforcer l’aura de Taylor Swift, et nourrir son récit de serpent qui mord quand on la menace : l’affaire des masters. En 2019, alors qu’elle est pleine promotion de son septième album au succès moindre, Lover, elle apprend que Scott Borchetta, l’homme qui l’a découverte, met en vente son label, Big Machine Records. Et avec lui tout son catalogue de masters, qui représente le cœur des royalties. Elle essaie de les racheter elle-même, mais quelqu’un lui grille la priorité : Scooter Braun. Or cet homme n’est autre que le manager de Kanye West. Elle s’en plaint publiquement, allumant une nouvelle polémique où chacun·e est sommé·e de choisir son camp, et elle se fait encore quelques ennemi·es au passage (dont Justin Bieber).

Voyant qu’elle n’a aucun recours, elle a une “idée de génie”, affirme Alexandra Schwartz, co-animatrice du podcast Critics at Large du New Yorker : puisqu’elle a perdu ses masters et qu’elle hait de tout son coeur la personne qui les détient désormais, elle décide de les réenregistrer. À l’identique. Note par note. Et de les ressortir, avec un macaron “Taylor’s Version”, à partir de 2021. Une manœuvre parfaitement légale que personne n’avait jamais osé faire, et qui lui permet de reprendre pleinement possession de sa musique.

Bien sûr, rien n’empêche les gens d’écouter ou de synchroniser les anciennes versions, mais sa fanbase dévouée se rue sur les rééditions et les porte à nouveau au sommet. Dans My Tears Ricochet, une ballade enregistrée sur Folklore, un des deux albums plus intimistes sortis en plein Covid, elle adresse ces mots à son ancien manager Borchetta : “Et c’est encore à toi que je cause, quand je hurle vers le ciel/Et quand la nuit tu ne trouves pas le sommeil, ce sont mes berceuses volées qui parviennent à tes oreilles.” “Il s’agit d’un geste héroïque qui doit être replacé dans son contexte, insiste Alexandra Schwartz. Ce n’est pas juste une artiste qui se bat contre un label, c’est une femme qui se bat contre des hommes ; une femme qui abat son plafond de verre et refuse d’être contrôlée par une conjuration masculine. Qu’on aime ou pas sa musique, ça reste quelque chose.”

Fine observatrice de la vie culturelle américaine qu’elle analyse chaque semaine dans son podcast, elle qualifie cette histoire de “fable” qui a permis à Taylor Swift d’assoir encore davantage son règne sur la pop music et de cimenter l’admiration que lui porte son public, composé majoritairement de jeunes femmes – ainsi que de femmes moins jeunes, comme la journaliste Taffy Brodesser-Akner du New York Times, 48 ans et Swiftie assumée. “Taylor Swift explique comment les filles deviennent des femmes. Elle énumère les expériences qui nous font grandir, explique-t-elle, admirative. J’ignore pourquoi il a fallu si longtemps pour quelqu’un s’empare aussi bien de ce sujet dans des chansons, mais les siennes y parviennent vraiment.” On ajoutera que, contrairement à nombre de ses collègues qui évoquent frontalement la sexualité (Beyoncé, Cardi B, Ariana Grande, Doja Cat…), Taylor Swift, elle, s’intéresse plutôt à la romance, au sentiment amoureux et aux déceptions inévitables qui l’accompagnent. Un sujet évidemment moins clivant, dans un pays toujours en proie au puritanisme.

Une voix qui porte

Jusqu’en 2016 donc, la pop star cultive une image œcuménique à même de rallier les deux côtés de l’échiquier politique. Venant de la culture country, traditionnellement blanche et républicaine (du moins avant que Lil Nas X et Beyoncé ne s’en emparent), Swift n’a pas intérêt à trop afficher ses opinions, ce qu’elle assume d’ailleurs dans le documentaire Miss Americana sur Netflix : “Pas envie d’être les Dixie Chicks”, lâche-t-elle nonchalamment en référence à ce groupe de country féminin qui a subi un violent backlash après avoir dit, lors d’un concert à Londres en 2003, qu’elles avaient honte de venir du même État que George W. Bush (le Texas).

Mais lorsque Donald Trump s’installe à la Maison Blanche, d’aucuns lui reprochent son silence durant la campagne, alors que Beyoncé ou Demi Lovato enchainaient les levées de fond pour Hillary Clinton. Et elle-même se met à culpabiliser… Le déclic se produit en 2018, lorsqu’elle soutient deux démocrates dans son État d’adoption du Tennessee tout en traitant la sénatrice de l’État, Marsha Blackburn, de “Trump avec une perruque”. Elle accuse plus particulièrement cette dernière de s’attaquer aux “droits humains élémentaires” en se drapant dans les soi-disant “valeurs chrétiennes du Tennessee”. Or, “je suis du Tennessee. Je suis chrétienne. Et ce ne sont pas nos valeurs”, cingle-t-elle dans le documentaire Miss Americana.

Ce coup de gueule n’empêchera pas Blackburn de remporter l’élection, mais à partir de là, le virus de la politique ne quitte plus Taylor Swift. En 2020, elle appelle ainsi à voter pour Biden. Régulièrement (encore très récemment lors des primaires), elle encourage les gens à s’inscrire sur les listes électorales – avec un effet notable, estimé à 35 000 inscriptions (essentiellement des jeunes) en septembre 2023 grâce à un seul post sur Instagram, où elle cause à plus de 280 millions de followers. Elle défend par ailleurs le droit à l’avortement, les droits LGBTQI+, les droits civiques… Bref, elle choisit son camp. Et pourtant, miraculeusement, l’autre camp ne cesse de l’aimer. Pas autant, certes, mais selon un sondage de l’université Monmouth publié en février, 24 % des républicain·es se disent fans contre 33 % des démocrates – un écart acceptable, et extrêmement rare en ces temps ultrapolarisés.

“Elle est aimée de tous, je crois, parce que les Américains ont besoin d’une figure à aimer en ce moment. Quelqu’un autour de qui communier quelles que soient leurs opinions politiques”, analyse Alexandra Schwartz du New Yorker. Même Beyoncé, dont le Renaissance Tour a talonné le Eras Tour, avec pourtant moins de dates, n’atteint pas de tels sommets de popularité. Il est cependant intéressant de noter qu’avec son nouvel album de country, Cowboy Carter, elle contribue elle aussi, puissamment, à combler le fossé culturel entre les deux Amériques qui ne se causent plus. “Je suis un peu dubitative quant au concept de ‘monoculture’ évoqué un peu partout pour décrire sa domination sur la culture, mais Taylor incarne indéniablement un ‘désir de monoculture’ : une sorte de joie générale à être, à nouveau, pour la 1ère fois depuis longtemps, dans le même wagon.”

Une forme de réconciliation sur l’autel de la musique, donc, qui exclut toutefois, encore, la frange la plus indécrottable du trumpisme : 18 % des sondé·es sont d’accord avec les diverses théories complotistes accusant la star de truquer les matchs de NFL et l’élection à venir… En s’attaquant à une figure aussi populaire, y compris dans une partie de son électorat potentiel, Trump commet-il une erreur stratégique ? Si Alexandra Schwartz se refuse désormais à faire de tels pronostics, tant l’ancien président s’est montré capable de “tirer parti des situations même les plus accablantes”, elle note que ce dernier ne sait puiser son énergie que dans le ressentiment, alors que Taylor Swift ne cause au fond que d’empowerment, même dans ses chansons un peu agressives.

Espérant qu’une telle énergie positive le portera vers un second mandat le 5 novembre, Joe Biden ferait en tout cas tout son possible, selon une information du New York Times, pour obtenir à nouveau un soutien officiel de la chanteuse, restée pour l’instant silencieuse. Et Trump lui-même, dans ses discours, ne cible pas directement Taylor Swift, laissant ses sbires (tel Vivek Ramaswamy ou divers lobbys réactionnaires) le faire à sa place. Lui qui la trouvait jadis (en 2012) “formidable” s’est contenté en février 2024 de dire sur Truth Social, son propre réseau, qu’il “ne croyait pas une seconde” qu’elle puisse lui être “déloyale”, alors qu’il lui a “fait gagner tellement d’argent en signant le Music Modernization Art”, une loi de 2018 qui régule notamment les plateformes de streaming et sur laquelle le président n’a eu aucune influence. Peu lui importe que Taylor Swift ait déjà soutenu Biden en 2020 : Trump n’a juste pas envie de provoquer la superstar.

C’est que, selon plusieurs politologues, un mot de sa part serait susceptible, non pas de retourner des républicain·es convaincu·es, mais plus prosaïquement de mobiliser les indécis·es, particulièrement nombreux chez les jeunes cette année (beaucoup plus qu’en 2020) et chez les indépendant·es, notamment chez les “femmes de banlieues aisées” – une démographie jadis plutôt conservatrice mais désormais au cœur de la coalition démocrate face au repoussoir misogyne qu’incarne Trump. Brandon Valeriano, professeur de sciences politiques dans une université du New Jersey, se demande pour sa part si les jeunes “iront voter pour un homme plus âgé que leurs grands-parents ou s’ils le tiendront responsable des atrocités à Gaza” – deux épouvantails pour Biden.

Or “un soutien de Swift aurait l’avantage de recentrer le débat sur un de ses sujets phares : le droit à l’avortement”. Une thématique grâce à laquelle les démocrates ont systématiquement taillé des croupières aux républicain·es ces deux dernières années, lors des élections de mi-mandat en 2022 ou lors d’élections partielles ou locales. Ce ne serait quoi qu’il en soit pas la 1ère fois qu’une mega célébrité s’engage derrière un candidat. On pourrait citer Frank Sinatra derrière John Fitzgerald Kennedy, Willy Nelson derrière Jimmy Carter, James Stewart, Cary Grant et Charlton Heston derrière leur collègue Ronald Reagan… L’exemple le plus célèbre étant celui d’Oprah Winfrey avec Barack Obama durant la primaire démocrate de 2008 : une étude de micro-économie avait à l’époque quantifié ce soutien à près d’un million de voix – un coup de pouce gigantesque qui avait permis au jeune sénateur de l’Illinois de s’imposer face à Hillary Clinton.

Taylor Swift pourrait-elle avoir un tel impact en novembre 2024 ? Notre politologue en doute. Et il souligne que, selon un sondage commandé en début d’année par Newsweek, si 18 % des électeur·rices se disent prêt·es à voter pour un·e candidat·e soutenu·e par Swift, il·elles sont 17 % à affirmer que cela les en dissuaderait (et 55 % s’en fichent). Confirmation que c’est moins un “effet de souffle” qu’espère Joe Biden qu’un effet de perception : il est un vieil homme blanc certes, mais il doit apparaître avant tout comme un défenseur des jeunes et des femmes. Ce qui a toujours été le cas – quand il était vice-président déjà – mais qu’il est nécessaire de marteler.

Il y a enfin un denier élément à prendre en compte : le système des grand·es électeur·rices aux États-Unis a pour conséquence un resserrement de la bataille autour d’une demi-douzaine d’États-clés très disputés, où quelques dizaines de milliers de votes font la différence. Dans ce contexte, le soutien d’une personnalité aussi populaire que Swift peut être déterminant. Le 30 mars, le réalisateur Rob Reiner (Quand Harry rencontre Sally), en train de tourner la suite de Spinal Tap, a écrit sur X que même s’il aimerait que “Taylor Swift fasse une apparition dans le film, [il] donnerait n’importe quoi pour qu’elle soutienne Joe Biden”. Et d’ajouter : “Elle sauverait pratiquement à elle seule la démocratie américaine.”