Incestes, viols, abus: pourquoi les organisations se taisent - BLOG

INCESTE — Le tabou de l’inceste se nourrit de silences. L’ouvrage de Camille Kouchner ne fait pas seulement état d’un constat, un viol sur mineur et en filigrane une relative banalité de l’inceste. Il témoigne aussi d’un système complexe de...

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Généralement, le silence organisationnel génère un « climat de silence » qui se caractérise par l’idée partagée que s’exprimer sur certains problèmes ne permet pas de changer les choses et qu’en plus, cela peut être dangereux pour la personne qui s’exprime.

INCESTE — Le tabou de l’inceste se nourrit de silences. L’ouvrage de Camille Kouchner ne fait pas seulement état d’un constat, un viol sur mineur et en filigrane une relative banalité de l’inceste. Il témoigne aussi d’un système complexe de silences qui entourent très souvent les abus commis par un individu dans son cercle privé. Le professeur Olivier Duhamel, accusé par Camille Kouchner, siégeait dans de nombreuses institutions, dont certains membres, auraient été au fait des agissements qui lui sont imputés.

Beaucoup, comme dans d’autres affaires de ce type, se sont tus.

Comment comprendre les rouages du silence, une fois qu’une situation problématique est connue par plusieurs individus? Pourquoi ces derniers se taisent-ils?

Un climat de silence

Dans deux études consacrées au silence organisationnel (SO) publiées en 2020 et 2017, nous avons interrogé la théorie des organisations sur ce qui explique — sans justifier — le silence de ceux, qui, sans être coupables, savent, mais se taisent.

En 2000, les chercheuses pionnières Elizabeth Morrison et Frances Milliken ont défini ce silence par le fait que

“la plupart des [personnes] connaissent la vérité sur certaines questions et problèmes au sein de l’organisation, mais n’osent pas en parler…”

Généralement, le silence organisationnel génère un “climat de silence” qui se caractérise par l’idée partagée que s’exprimer sur certains problèmes ne permet pas de changer les choses et qu’en plus, cela peut être dangereux pour la personne qui s’exprime.

Ce silence peut apparaître après qu’une première tentative de parler a eu lieu. La personne dénonciatrice (“délatrice” pour ses contempteurs) a alors été rejetée ou “punie”.

Victime à son tour, quelquefois doublement victime, ayant pu elle-même subir des violences dans sa vie privée ou dans un cadre professionnel, elle est prise dans ce qu’on appelle la “spirale du silence”: elle se tait.

Ce phénomène est d’autant plus puissant que l’organisation est diverse (taille, structure, nombre de personnes impliquées, etc.) et réticulaire (appartenance multiple à d’autres organisations plus ou moins interdépendantes).

Cela amène un bon nombre de membres issus de ce réseau d’organisations à chercher, avant de s’exprimer, l’avis de la majorité, et finalement à se taire à leur tour… Dans un autre domaine, l’imbrication des conseils d’administration en France assure autant ces phénomènes de mécanismes de contrôle officieux que de transferts de ressources souhaitées.

Trois facteurs clefs

Dans leur étude théorique confirmée par une enquête terrain, Morrison et Milliken ont identifié trois facteurs clés à l’origine du silence organisationnel:

La structure organisationnelle et ses procédures: celles-ci sont d’autant plus complexes que ses membres appartiennent nécessairement à de multiples réseaux médiatiques, académiques, politiques, etc.

Les pratiques managériales qui lient entre elles les carrières professionnelles ainsi que la notoriété de ses membres. Ceci est d’autant plus vrai que la réputation de l’organisation est forte et son histoire particulière.

Les différences démographiques, culturelles et générationnelles entre les membres de l’organisation.

D’évidence dissimulateur, ce silence organisationnel demeure difficile à appréhender en raison de la dynamique mouvante des acteurs concernés. Toutefois, certains types de silences organisationnels permettent de nous éclairer.

Différents types de silences

Le silence docile ou résigné

Le silence docile concerne les personnes qui pensent que leur opinion n’est ni valorisée ni désirée. La soumission et la résignation sont alors les corollaires d’un comportement qui génère une forme de désengagement progressif et inhibe toute volonté de changement dans l’organisation.

La question de l’évolution du rôle de ces personnes qui se taisent docilement à l’annonce d’un problème, a fortiori d’un crime, se pose: soit ils prennent fait et cause pour le dénonciateur qui s’est fait, pour un moment, leur porte-voix et tient un discours de justice; soit ils se taisent en raison de leur absence totale d’implication, d’un certain fatalisme ou de la crainte de possibles représailles.

Le silence craintif

Le silence craintif amène justement des personnes à taire ce qu’elles savent, à refréner leur volonté de communiquer des informations, de crainte que leur situation au sein de l’institution en pâtisse: peur d’être mis en minorité et isolé, mais surtout peur d’être sanctionné ou rejeté à leur tour.

La crainte n’exclut pas des dilemmes moraux auxquels font face ces personnes ainsi que ceux qui les entourent et qui ont à se positionner vis-à-vis d’eux. Encore une fois, ce sont les profils et les caractéristiques personnelles qui sont prépondérants. Toutefois, la personne prise dans le SO craintif aura fort à faire si elle veut se débarrasser de sa peur.

D’un côté, il est possible, bien que peu probable, qu’elle dénonce le crime. De l’autre, sa position vis-à-vis de celui ou celle qui le dénonce (le “délateur”), peut être, elle, marquée par l’absence de soutien, voire un début d’opposition compte tenu des menaces qui pourraient peser sur elle-même en retour.

Le silence prosocial

Le silence prosocial caractérise un comportement véritablement altruiste au sens où l’individu qui se tait le fait dans la perspective de protéger son organisation et sa réputation.

De fait, il y a conflit au cœur de la personne qui adopte un silence prosocial. Les exigences s’entrechoquent au travers des valeurs et pratiques de l’organisation d’un côté et de ses propres valeurs de l’autre. L’absence de congruence entre ces deux exigences opposées amène la personne à se taire: elle cherche alors à maintenir son propre capital social au sein et en dehors de l’organisation.

Vis-à-vis de celui ou celle qui dénonce un crime intra/para-familial, les résistances des personnes alimentant le silence prosocial peuvent alors être très fortes, voire dévastatrices pour le dénonciateur. Elles peuvent devenir ses adversaires les plus féroces et alimenter les représailles les plus violentes.

Le silence opportuniste

Le silence prosocial décentre la personne en l’amenant à agir de manière non éthique pour la conservation de l’organisation et indirectement pour sa propre personne en lui permettant de maintenir sa position. Au contraire, le silence opportuniste a pour début et fin la personne elle-même qui fait de la rétention d’information à son bénéfice propre dans l’objectif de continuer à jouir du capital social, culturel et symbolique que lui fournit son appartenance à l’organisation.

Il ne s’agit pas ici simplement de silence déviant qui vise à affaiblir l’organisation, mais plus d’un silence qui ambitionne le développement du pouvoir et du statut pour celui ou celle qui en use. Plus la dénonciation du crime sera forte et prompte à remporter une forme de soutien, plus vite la personne mettra cyniquement fin à son silence opportuniste.

Que sait-on vraiment et quand le sait-on?

Dans notre perspective, la grille offerte par le silence organisationnel est intéressante, mais comporte deux limites importantes: que sait-on vraiment et quand le sait-on?

Souvent, on peut savoir, mais indirectement, c’est-à-dire non de la bouche même de la victime. Alors, comment être sûr? Ensuite, on peut l’apprendre, mais bien après: la victime est majeure, disparue ou même ne souhaite pas agir. Alors, pourquoi et comment s’engager à sa place?

Considérant que l’inceste reste autant un tabou) sociétal qu’un déni familial recouvert par le silence, cela doit nous amener à saluer le courage de ceux qui parlent et à faire preuve à la fois d’humilité et de vigilance auprès de notre entourage.

Car même si les mécanismes d’alerte — publics et associatifs — existent, briser le silence demeure aussi nécessaire que difficile. 

Le numéro Allo Enfance en danger est le 119, 24 h/24.

Jean‑Baptiste Mauvais a contribué à ce texte. Normalien et agrégé d’allemand, il est responsable du secteur Formation à la Fédération Suisse des Psychologues.

The Conversation

est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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