“Sans filtre” de Ruben Östlund : une Palme d’or qui reste sur l’estomac

Après le carré (The Square, 2017) et le Triangle of Sadness (titre original de Sans filtre), on imagine bien Ruben Östlund boucler, avec son prochain film, une trilogie géométrique sur l’Occident décadent. La forme trilogique, c’est l’un des...

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Après le carré (The Square, 2017) et le Triangle of Sadness (titre original de Sans filtre), on imagine bien Ruben Östlund boucler, avec son prochain film, une trilogie géométrique sur l’Occident décadent. La forme trilogique, c’est l’un des nombreux signes extérieurs qu’accumule le cinéaste suédois, synthétisant et digérant des décennies d’auteurisme.

Sans filtre, magnum opus de 2 h 30 chapitré en trois parties façon entrée-plat-dessert, fable misanthrope (Haneke, en quand même plus marrant) et anticapitaliste, qui, trois ans après Parasite (de Bong Joon-ho), reproduit le même exploit palmé : orchestrer la lutte des classes à l’intérieur d’une forme gentrifiée.

Östlund aime à étirer une situation sociale jusqu’à la gêne, l’ébouillanter jusqu’à l’absurde

Le film s’ouvre sur une mise en bouche plutôt réussie : après un défilé, un couple de mannequins se rend dans un restaurant chic. Lorsque arrive l’addition, l’homme pique une crise : il reproche à sa copine de toujours se dérober au moment de payer. La scène de ménage s’étale sur plus de vingt minutes, le temps qu’infuse le style Östlund, qui aime à étirer une situation sociale jusqu’à la gêne, l’ébouillanter jusqu’à l’absurde, et non sans complaisance – en fait, c’est trop long.

Sans filtre fonctionne sur le principe du récit vengeur : il nous venge des pingres qui tournent la tête au moment de l’addition, puis, plus tard, de cette élite mondialisée qui se gave sur notre dos, maintenue à un stade infantile par un sous-prolétariat aux petits soins, mais qui aura, lui aussi, sa revanche.

Comme à l’équipage de la croisière de luxe qu’il met en scène, il faut concéder au cinéaste ce réel talent de prévenir tous nos désirs, nous tendant un reflet très flatteur : on se sent malin·igne, politiquement conscient·e, grand·e lecteur·trice de Chomsky (un livre traîne sur une table) et Hegel – le film emprunte sa structure à la dialectique du maître et de l’esclave. Sans filtre, c’est, en fait, le filtre Instagram qui embellit le spectateur et la spectatrice mais aussi la fonction du cinéma, le pare de toutes les vertus ; c’est l’objet idéal à brandir pour convaincre un jury cannois tourmenté par sa mauvaise conscience que le cinéma est éminemment politique.

Ciné-moralistes cannois·es

Le point d’orgue de cette flatterie généralisée est la longue scène de tempête durant laquelle, pris·es d’un mal de mer, rombières botoxées et oligarques (Östlund filme les vieux corps comme l’image même d’un Occident au bord du gouffre, mais il les filme très mal) dégorgent leur obscène opulence.

Si la séquence fait signe vers La Grande Bouffe, un fossé sépare Östlund de son modèle Marco Ferreri, totem inégalé (avec Chabrol et Buñuel) de bon nombre de ciné-moralistes cannois·es qui rêvent de lui succéder sur le terrain de la subversion. La petite bourgeoisie de La Grande Bouffe programmait d’elle-même sa boulimie suicidaire, n’était pas la marionnette d’un scénario plus malin qu’elle.

Divertissement plaisant mais satire absolument inoffensive, Sans filtre est construit sur une naïveté de principe : Östlund n’a pas pris acte du fait que la subversion telle qu’il l’entend est elle-même une valeur galvaudée, inopérante, publicitaire. Une autre manière de flatter les bourgeois·es.

Sans filtre de Ruben Östlund, avec Harris Dickinson, Charlbi Dean Kriek, Dolly de Leon (Suè., All., Fr. Dan., 2022, 2 h 29). En salle.