Mort de Gaspard Ulliel : retour sur ses plus beaux rôles

“Yves, bouge le bras s’il te plaît pour montrer que tu es vivant.” C’est Pierre Bergé qui le dit, sous les traits de Jérémie Renier, s’adressant, narquois, à son compagnon devant une escouade de journalistes de Libération au bord d’annoncer...

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Yves, bouge le bras s’il te plaît pour montrer que tu es vivant.” C’est Pierre Bergé qui le dit, sous les traits de Jérémie Renier, s’adressant, narquois, à son compagnon devant une escouade de journalistes de Libération au bord d’annoncer par erreur, en 1977, la mort du couturier. Saint Laurent ne bouge pas le bras, reste un instant impavide et puis sourit au journaliste, d’un sourire si indécidable, si ironique, si spectral, qu’on ne sait pas très bien s’il est en mesure de rassurer les journalistes de Libé.

C’est la dernière image de Saint Laurent, le genre de plan indélébile propre à hanter toute une vie de spectateur·trice. C’est à cette image qu’on repense à l’annonce bouleversante de la mort de Gaspard Ulliel. Parce que ce sourire énigmatique décoché à la dernière seconde couronnait une performance d’exception, la plus belle de sa carrière, une des plus marquantes du cinéma français. Et c’est peu dire qu’on aurait rêvé d’apprendre, comme les journalistes de Libération dans l’atelier de couture face à Saint Laurent, que la nouvelle était fausse, que Gaspard Ulliel n’avait pas réellement succombé, à 37 ans, des suites d’un accident de ski le 19 janvier 2022.

Je suis une vieille âme dans un corps de jeune.” C’était pour railler ses goûts un peu old school que Gaspard Ulliel prononça un jour cette phrase. “On me dit souvent que j’ai des goûts de vieux. Ça a toujours été comme ça, même plus jeune. Adolescent, j’essayais de me forger une culture jazz alors que mes potes écoutaient du rap et du r’n’b. Je collectionnais les vieux appareils photo. Aujourd’hui, je suis totalement anti-réseaux sociaux, j’ai une aversion pour tout ça”, expliquait-il dans Les Inrocks en 2016, à la sortie de Juste la fin du monde de Xavier Dolan. Cette vieille âme dans un corps de jeune, on aura mis un peu de temps à la voir au cinéma.

C’est Bertrand Bonello qui la dévoile. Saint Laurent, en 2014, induit une inflexion dans sa carrière, tant dans les rôles qu’on lui offre que dans la façon dont le monde du cinéma l’envisage. Et probablement aussi dont lui-même se perçoit. À partir de Saint Laurent, un poids existentiel, comme une fatigue accumulée sur plusieurs vies, semble lester tous ses personnages : chez Dolan bien sûr (Juste la fin du monde, 2016), Nicloux (Les Confins du monde, 2018) ou encore dans un rôle secondaire de dandy décadent chez Stéphanie Di Giusto (La Danseuse, 2016).

Avant Saint Laurent, un magnétisme juvénile masquait encore cette “vieille âme”. Son incandescente beauté – nuancée d’inquiétude avec un reste de balafre issue de la morsure d’un chien lorsqu’il avait quatre ans – occupait beaucoup d’espace. Il nous racontait d’ailleurs en 2014 que le goût du cinéma lui était venu un peu par hasard. À douze ans, il fréquente un petit théâtre de quartier “mais sans rien en attendre, comme une activité parascolaire”. Une amie de sa mère monte une agence de comédien·nes et a l’idée de faire passer des castings au petit. “J’ai accepté par curiosité. C’était marrant de voir l’envers du décor.”

Les castings marchent bien, il multiplie les apparitions dans les téléfilms. Son père est styliste pour la marque à la mode dans les années 1980, Dorotennis. Lui-même rêve de devenir architecte. Peu à peu toutefois, les films le happent. Passé le bac, il s’inscrit en fac de cinéma, avec pour optique de devenir peut-être un jour metteur en scène. “J’ai surtout suivi un enseignement théorique. J’ai fait de l’analyse de films, me suis plongé dans Murnau, Lang, Bresson… Je me suis pris de passion pour Johan van der Keuken aussi.”

Son succès de jeune acteur le détourne de ses études (et peut-être d’une carrière de cinéaste). En 2002, Michel Blanc le choisit pour incarner le fils adolescent de Karin Viard et Denis Podalydès dans la comédie chorale Embrassez qui vous voudrez. Complexé par la déchéance sociale de ses parents, ex-bourgeois qui passent l’été dans une caravane, il drague à la plage la très jeune Mélanie Laurent en suçant des glaces, mais connaît finalement ses 1ers émois sexuels avec une femme de 40 ans son aînée. C’est une étonnante scène d’étreinte et de baisers avec Charlotte Rampling, en grande bourgeoise lasse et chagrinée qui se laisse tenter par la consolation tendre que lui propose le tout jeune homme. Le film obtient un large succès et vaut à Gaspard sa 1ère nomination comme espoir masculin aux César. Il enchaîne trois nominations consécutives entre 2003 et 2005 dans la même catégorie et l’obtient à la troisième pour Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet.

C’est pourtant dans le film qui lui occasionne sa deuxième nomination qu’il est le plus saisissant. Dans Les Égarés d’André Téchiné, il erre dans la campagne d’une France dévastée par l’invasion allemande et l’exode de 1940. Et ce tourbillon le précipite à nouveau dans les bras d’une femme plus âgée que lui (d’une vingtaine d’années seulement cette fois), Emmanuelle Béart. Ensemble ils donnent corps à l’écran, avec beaucoup de ferveur et de sensualité, à une passion sexuelle intense. Ce rôle de maquisard sauvageon analphabète est indubitablement sa 1ère très grande interprétation avant Saint Laurent.

Dans les années qui suivent, après le César et le succès du film de Jeunet, sa carrière s’effiloche un peu. Il est casté dans des superproductions un peu creuses (Jacquou le croquant de Laurent Boutonnat en 2006) et dragué par Hollywood. Il obtient le rôle-titre dans l’origin story d’Hannibal Lecter (Hannibal Lecter : Les Origines du mal de Peter Webber, 2007). Le film est presque nul, mais en y resongeant, on s’étonne à quel point les crimes de guerre, les exodes, les bombardements scandent toute la 1ère partie de sa carrière : le film de Jeunet où il est un soldat donné pour mort en 14-18, Les Égarés, et toute la 1ère demi-heure d’Hannibal, où l’enfant voit sa famille exterminée par les forces allemandes. Un ange rescapé, beau mais blessé ; c’est la figure qui domine les rôles qu’on lui propose dans sa vingtaine.

Tandis qu’il tourne Hannibal, Gus Van Sant fait appel à lui pour un film à sketches (dont il réalise un segment parmi une dizaine d’autres cinéastes internationaux), Paris je t’aime. Il y interprète un jeune assistant photographe gay, ayant un crush dans le Marais pour un jeune Américain (interprété par Elias McConnell, un des héros d’Elephant). Le film, de seulement quelques minutes, est assez anodin, mais Gaspard Ulliel sera marqué par sa rencontre avec Gus Van Sant. C’est d’ailleurs lui qui, en découvrant chez Davé, un restaurant vietnamien à Paris, des photos de Saint Laurent jeune, eut le 1er la vision de Gaspard Ulliel en Saint Laurent. Il lui envoya la photo le soir-même et lui faisant part de son désir de le filmer dans le rôle du couturier. Le jeune comédien commença à se documenter, à lire la fameuse bio Beautiful People d’Alicia Drake. Mais le projet se perdit dans les limbes. C’est une dimension spectrale supplémentaire du Saint Laurent de Bonello : dans ses tréfonds, rôde le fantôme d’un autre film, projet mort-né de Gus Van Sant, qui avait le 1er rêvé à cette fusion miraculeuse d’un acteur et d’un rôle.

Parmi ses autres films d’avant Saint Laurent, on retiendra surtout une adaptation de Duras par Rithy Panh, Un Barrage contre le Pacifique, où il joue le fils d’Isabelle Huppert, protégeant vaillamment ses rizières contre des typhons. C’est le 1er film où s’amorce sa transformation physique. Jusque-là, son corps était gracile, presque maigre. À partir du Rithy Panh, il ne cessera de prendre du volume musculaire, de plus en plus sculpté tout en restant longiligne. À l’aube des années 2010, Chanel lui propose d’être l’image d’un nouveau parfum masculin, Bleu de Chanel, dont Scorsese réalise le 1er film publicitaire. “Ce contrat a un peu modifié mon rapport aux propositions d’acteur qu’on me faisait. Tout à coup, j’ai eu un confort financier qui m’a permis de choisir, d’attendre, de ne pas inonder les écrans. Et puis j’ai rencontré Scorsese.”, nous dévoile-t-il.

Son assomption d’acteur s’accomplit donc en 2014 avec Saint Laurent. Il a 29 ans, il interprète le personnage à la fois plus jeune et plus vieux (jusqu’à 40 ans – ensuite, c’est Helmut Berger qui lui succède), incarne une très grande variété d’états (la défonce, l’amusement, la cruauté, la vulnérabilité, la fatigue, l’entrain…) avec une grâce interloquante. L’ironie, et l’aveuglement d’une majorité de la corporation du cinéma, a voulu que cette année-là, ce soit Pierre Niney qui remporte le César du meilleur acteur pour le même personnage, dans Yves Saint Laurent de Jalil Lespert. “Ce soir-là, nous sommes allés au dîner officiel avec Bertrand, après avoir hésité. Il était impossible de ne pas être déçus. Nous étions annoncés favoris. J’admets que cela a été une vexation narcissique. […] Mais il n’y a pas de vraie aigreur ; Pierre a fait un bon travail aussi”, nous dira-t-il à l’époque.

Heureusement, les professionnel·les répareront cette invraisemblable injustice deux ans plus tard en lui décernant le César du meilleur acteur pour Juste la fin du monde de Xavier Dolan. Dans cette adaptation d’une pièce de Jean-Luc Lagarce, il interprète à nouveau un personnage homosexuel, beaucoup plus introverti cette fois, qui revient dans sa famille pour annoncer sa mort prochaine. L’acteur prolonge et accentue ce jeu presque gazeux, cette impalpabilité saisissante, qu’il avait forgé chez Bonello. Encore là mais déjà ailleurs, à la lisière entre l’humain et le fantôme, il est une nouvelle fois déchirant.

Le dernier film où on l’ait vu est le très beau Sibyl de Justine Triet (2019), une dramédie où, entre Virginie Efira et Adèle Exarchopoulos, il interprétait un acteur séducteur un peu calculateur, avec une légèreté et une autodérision qui semblaient l’emmener un peu ailleurs, l’entraîner vers une autre étape de sa carrière. Depuis, il avait tourné une série Marvel, Moon Knight, aux côtés d’Oscar Isaac. On la découvrira sur Disney+ à partir du 30 mars 2022. Enfin, il devait retrouver en avril prochain à la fois Bertrand Bonello et Léa Seydoux (sa muse Loulou de la Fressange dans Saint Laurent) pour un film au pitch particulièrement romanesque, déroulant une même histoire d’amour sur plusieurs époques, de la Belle Époque à la science-fiction. Une histoire de vieilles âmes et de jeunes corps à nouveau.

À titre personnel, pour l’avoir rencontré à plusieurs reprises, je garderai une image. Celle d’une longue pause entre deux scènes de Saint Laurent, tournage où je passais en visiteur. Les acteur·trices principaux attendaient dans le salon d’un grand hôtel que l’équipe technique ait terminé de préparer une nouvelle scène de clubbing. Louis Garrel et Léa Seydoux, dans leur costume seventies, bavardaient de façon joyeuse dans un coin. Gaspard Ulliel, lui, se tenait à un piano et jouait une sonate. Il avait commencé à apprendre le piano seulement trois ans auparavant. Il s’appliquait comme un enfant (et parvenait à jouer sans heurts). Cette concentration méticuleuse paraissait être le seul délassement qu’il s’autorisait pendant le tournage de ce film dont il avait conscience qu’il lui offrait le rôle de sa vie. Comme s’il avait capturé le personnage en lui et ne voulait pour rien au monde le laisser partir en relâchant ne serait-ce qu’un instant la garde. Seulement quand le plateau fut prêt, il quitta son piano et c’est sans effort que Saint Laurent s’empara à nouveau de lui.